Lettre à mon neveu socialiste ®.

©l'oncle Jean-Paul

les actualités parlantes en hyper-texte  Mon cher Grégoire,

  Jean qui vint à la foire d'hiver m'a dit que tu étais passé socialiste, depuis les élections dernières.
  Souffre donc que je te félicite d'abord de monter en grade, puis que j'éclaire un peu ta nouvelle conscience de socialiste ; car, j'ai bien peur, Grégoire, mon neveu, que tu te sois laissé orner de ce qualificatif un peu la façon d'une bouteille qui porte une étiquette sur sa panse sans la savoir lire...

  J'avoue que j'ai été surpris de la nouvelle. Il a fallu, pour me convaincre, que Jean me produisit le manifeste électoral, où, en bas, j'ai lu ton nom.
  Sais-tu, Grégoire, que le socialisme qui est surtout, pour le moment, un costume politique, est en réalité la négociation et la suppression de la propriété individuelle !
  Les pontifes du socialisme déclarent que leur système a pour but de transformer la société ; d'en supprimer tous les abus et de procurer à chacun le plus de jouissance possible avec un minimum de travail. Pour parvenir à ce résultat souhaitable, ils proposent d'établir l'égalité des richesses. Voilà le rêve !

  Le rêve est beau. Le tout est de le réaliser. Là est la difficulté. Personne n'est pressé de commencer.
  Commence, mon Grégoire, et tu auras toutes mes bénédictions; commence, sans compter, pour donner l'exemple sur les gros capitalistes socialistes dont ton journal vante chaque jour les vertus, les Jaurès, les Antides Boyer, les Berteaux, Vaillant, Millerand et autres millionnaires, pour qui l'exploitation du socialisme a été plus profitable que les mines du Klondike.

  Mais, laissons là les personnalités. Le socialisme a beau être un rêve, il n'en est pas moins une doctrine fort complexe, d'autant plus malaisée à débrouiller qu'il a autant d'interprètes que de chefs : Karl Marx, Bebel, J.Guesdes, Jaurès, pour ne citer que les grosses têtes. C'est une tour de Babel de haut en bas.
  Pour toi Grégoire, c'est très simple. Tu te baptises socialiste et le tour est joué. Mais n'empêche que si tu ne peux expliquer ta foi en la doctrine nouvelle autrement qu'avec des stupidités qui hantent les cabarets aux veilles des éléctions, tu n'es qu'un mouton de Panurge.
  C'est pourquoi je veux te faire une leçon de catéchisme socialiste.
  Nous laissons de côté le collectivisme, le socialisme blanquiste, marxiste, et proudhonnien, pour ne nous occuper que du principal, le socialisme d'état.
  Le socialisme d'état, c'est l'état maître de tous les moyens de production au profit de la communauté, l'état se substituant à l'individu, à la famille, à tout.
  Pour en arriver là, il faut nationaliser la propriété, autrement dit, accaparer les usines, les mines, les champs, les maisons, les bois, les vignes. Cela ne peut se faire en un tour de scrutin, quel que soit l'horrible prestige qu'ait la loâ en France; car il y a 33 millions de personnes intéssées au maintien de la propriété — et je t'y compte, Grégoire, je t'y compte même pour deux, car tu as pas mal de biens au soleil.

  Alors, on y arrivera petit à petit par des lois successives et une série d'opérations sans douleur.
  On a commencé. C'est l'inique liquidation des biens congréganistes. C'est l'attribution à l'état des biens d'église, en vertu de la loi de séparation si ardemment défendue par le collectiviste Briand. C'est le rachat de l'Ouest et plus tard des grandes Compagnies. C'est l'impôt sur le revenu et la rente. C'est l'obligation des retraites ouvrières. Ce sera demain la suppression des héritages au profit de l'état, etc., etc. On n'arrache les dents que peu à peu.
  Quand l'état aura tout pris, ou pour parler honnêtement, tout nationalisé, il devra naturellement pourvoir aux besoins de tous. Chaque matin, l'état pourra se dire : "J'ai 40 millions d'invités à déjeuner, à dîner, à souper, etc." Pour suffire à cette rare besogne, il décrètera l'obligation du travail.

Le retour de Tartarin  Voici comment je comprends la chose. Le monsieur aux inventaires reviendra. Il reviendra exprès pour toi. Ne crains rien, il inventoriera ta vigne avec une exquise politesse, un tact parfait. Puis, dans l'intervalle, les fiers Pandores viendront avec des paperasses pour l'opération de la nationalisation. Tu sais signer; c'est tout ce qu'il faut. Tu ne regimberas pas; car M.l'Inspecteur (toujours avec un tact exquis) t'expliquera qu'en détenant ces vignes, fruit de ton économie et héritage de nos parents, tu commettais un horrible vol au préjudice de la communauté. Il te nettoiera à la fois tes vignes et ta conscience. Toutefois, bon à l'égal de l'état-Papa son patron, monsieur l'Inspecteur ne t'enverra pas cultiver des raves à sucre dans le Nord (toujours au profit de la communauté). Il te gardera la vue de ta vigne, à laquelle tu es accoutumé. Il te priera seulement de la cultiver, au profit de tes frères que tu avais un peu négligés jusqu'à présent. Il te priera avec une insistance telle que tu ne pourras te soustraire à cette petite distraction. Pandore sera là, toujours !

  Mais, rassure-toi; rien ne te manquera. L'état est bon père. Il te nourrira; si tu es malade, il te procureras le médecin, si tu es vieux, l'asile. Si tu es mort, un enterrement convenable. Tu n'auras pas besoin de faire un testament.
  Naturellement, personne n'ayant un intérêt direct à travailler, il faudra une armée de gardes-chiourmes pour surveiller le travail. L'état n'admet pas la flânerie chez ses ouvriers. Alors, la moitié des français seront fonctionnaires et décorés, l'autre moitié seront des nègres. Si tu as obéi, Grégoire, à quelque sentiment noble et désintéressé en passant socialiste, c'est dans cette dernière catégorie que tu te feras inscrire.
  Adieu l'initiative privée, féconde en résultats ! Adieu la patrie !

  Adieu, le petit "bien" qu'on aimait, parce qu'il venait des parents et qu'on y voyait par avance ses enfants vous y continuer !
  Adieu tout ! le beau rêve s'écroule ! La nation crèvera dans le monotone ennui, où par les fissures du rêve écroulé, l'ennemi entrera...

  Assez raisonné, Grégoire, je conclue : Je te destinais (je suis vieux) comme au plus laborieux de mes neveux ma jolie ferme du Mollard qui me vient de nos parents. Or, je ne veux pas que tu la donnes à l'état avec tes vignes. Je m'arrangerai pour la vendre et en donner le prix à ceux qui ont été les premières victimes de l'expérience socialiste.
  Tu ne m'en voudras pas, j'espère.

Ton oncle, JEAN-PAUL

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  Article extrait de l'Almanach Paroissial de Saint-Martin-en-Genevois (aujourd'hui rebaptisé par la République Saint-Martin-Bellevue, Haute-Savoie), parution de l'an de grâce 1910.
  Nota pour les naïfs : ne pas confondre socialisme (plus communement appelé communisme), avec le "socialisme à la française" (Fluctuat nec mergitur...)

  Prochainement disponible : Lettre à ma cousine libérale.


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